logiciels tiers et fondamentaux: un paradoxe

 

On trouve dans les Préférences des applications ainsi que les bas de page de services web la mention de logiciels tiers. Le prestataire fait ainsi la liste de logiciels et librairies produits et maintenus par une autre entité (tierce). Pourquoi en faire mention, à quoi servent ces logiciels tiers et quelle est leur provenance?

Ces bouts de code introduits dans le produit final sont utiles à des degrés divers. Un logiciel tiers offrira une fonctionnalité supplémentaire en se connectant par exemple au service tiers en question, ce qui enrichira l’expérience de l’utilisateurice des deux services. Un autre logiciel tiers se trouvera plutôt au cœur de la proposition de valeur du prestataire: sans lui, le service perd de son intérêt. D’autres logiciels tiers encore jouent un rôle primordial pour l’application; elle ne pourrait pas fonctionner de façon correcte et/ou sécuritaire sans eux.

Ainsi tous les acteurs numériques s’appuient sur un ensemble plus ou moins étoffé de logiciels tiers. Alors que des rachats de codes et librairies sont toujours possibles, ainsi que le paiement de redevances pour le brevet de librairies (pour les codecs multimédia notamment), l’écrasante majorité de ces logiciels tiers est publiée sous une licence libre. Parmi la multitude de ces licences, la plupart sont commercialement permissives: chacun·e est libre de réemployer le code à son propre compte et de se faire de l’argent dessus,  à condition qu’il mette dudit code et sa licence à disposition. On peut gratuitement gagner de l’argent avec. Étant donné la nature reproductible du numérique, la copie de ces codes libres se fait avec un coût marginal quasi nul. C’est comme une ressource infinie et inépuisable dans laquelle tout le monde peut piocher. C’est comme l’eau et l’air, sans que leur usage et mésusage n’impactent la pureté et disponibilité de la source.

Le XXIe siècle a vu alors l’explosion de services web (tout le web 2.0) et applications connectés aux modèles d’affaires disruptifs et s’appuyant fortement sur des logiciels libres.

« Dépendance » de xkcd illustre en image la dépendance (et ses risques) aux logiciels tiers et libres.

Les conséquences de ce développement de services numériques et de l’économie numérique en général peuvent être réparties sur ces points:

  • Ce qui apporte le plus de valeur – le logiciel et son code source – est dévalorisé (O’Grady, 2015).
  • La sécurité de ces briques logicielles est incertaines. Xkcd l’illustre, ainsi que la faille de sécurité Heartbleed ou encore récemment la faille du petit module Log4j mettant à mal l’ensemble  de logiciels basés sur le langage Java.
  • La pérennité de ces librairies logicielles n’est pas assurée. Leur code ouvert est accessibles à toustes, cependant seuls celleux qui en ont les compétences et le veulent bien contribuent et maintiennent le code à jour.
  • En matière de gouvernance, le cyberespace est devenu un far west numérique où les plus malins (smart) s’approprient des ressources (assets) sans s’informer sur la pérennité et sécurité de ces ressources devenues vitales pour leurs activités. Il a fallu l’énorme Heartbleed pour que se rassemblent les organisations du Libre et quelques GAFAM autour de la Core Infrastructure Initiative afin d’assurer la qualité de librairies vitales aux activités numériques.
  • Dans quelles institutions et avec quels chercheureuses sont développés les TIC de demain?
Comment sommes-nous arrivés à cet état de fait?

La situation actuelle est due selon moi au mariage improbable de deux logiques plutôt antagoniques.

Le numérique au sens large rassemble des savoirs et pratiques de pointe issues du monde académique. L’informatique, les sciences computationnelles, la cryptographie (et les mathématiques sur lesquelles elle s’appuie), mais aussi le traitement du signal analogique et numérique,  les réseaux de télécommunication et l’électronique, toutes ces disciplines sont issues des universités et hautes écoles. Depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale et particulièrement pendant la période faste des 30 Glorieuses, beaucoup de ressources furent employées à des recherches dont la finalité n’était pas prédéfinie. (Une affirmation à tempérer: ARPANET, l’un des proto-Internet étasunien, était initié par une agence du département de la Défense des États-Unis. L’intention est a minima étatique, sinon militaire.) L’on pouvait rechercher, découvrir et inventer… pour rien. Les universités sont animées d’un esprit humaniste. La connaissance est au service de l’humain et le développement des technologies de l’information telles qu’on les connaît était mû par le projet encyclopédiste  déjà  lancé dans le siècle des Lumières : un savoir englobant toutes choses, accessibles à tous.tes et activé par une raison émancipatrice (Cardon, 2019).
C’est dans cet esprit que les bases des télécommunications, leurs réseaux et protocoles ont été posées. Le savoir produit est publié, échangé et mis à disposition de tous. Les infrastructures qui appliquent ce savoir sont maintenues par les universités et centres de recherche. Des schémas haut-niveau tels que le modèle OSI, aux protocoles de communication tels que HTTP, jusqu’aux systèmes d’exploitation, l’ensemble de la chaîne de valeur du numérique était accessible publiquement.

La deuxième logique en place est plus contemporaine et familière. C’est celle du commerce. Sa première manifestation dans le secteur numérique et  mondialement tangible fut la bulle internet (voir l’article Wikipedia pour un aperçu des conséquences réelles): les TIC et Internet en particulier étaient dans les 1990’s prometteurs de tant d’opportunités commerciales que les acteurs en bourse et investisseurs s’agitent jusqu’à atteindre un krach boursier en 2001.

Les « logiciels tiers » sans lesquels aucun acteur dominant du numérique ne pourrait réaliser le moindre bénéfice sont donc maintenus dans un esprit universaliste par quelques individus et groupes de travail dont le profit ne figure pas dans la liste de motivations. Il est aisé pour les individus mus par un esprit plus compétitif, voire prédateur, de s’appuyer sur ces éléments (asset) pour réaliser leur idée commerciale.
L’innovation se trouve alors dans le modèle d’affaire et comment les TIC soutiennent la proposition de valeur. Si le business était un puzzle et les TIC de nouvelles pièces mises en jeu, les génies des GAFAM auront su comment combiner ces pièces pour offrir un service inédit aux consommateurices.

un constat partagé, des points de vue divergents

Les acteurs du secteur numérique se sont rendus compte du décalage survenu entre la valeur apportée par ces briques logicielles et leur propre valorisation. Ainsi (O’Grady, 2015) définit le paradoxe du logiciel:

This is the Software Paradox: the most powerful disruptor we have ever seen and the creator of multibillion-dollar net new markets is being commercially devalued, daily.

Pour moi la définition de ce paradoxe reste incomplète si on y insère pas l’innovation et la performance discursive de cette dernière. Le paradoxe se situe entre le discours, l’innovation et l’Infrastructure qui a permis les deux premiers. Il est nécessaire de plus de prendre en compte l’économie de marché comme mode d’échange et de production de biens. Cette façon de créer de la valeur et de commercer est trop souvent considérée comme un état de faits immuable et à jamais interchangeable. Le temps des conquêtes est pourtant terminé; il s’agit maintenant de questionner nos mécanismes de valorisation et nos modes de vie afin de reconnaître la plus-value sociale et environnementale du travail de certain·es plutôt que les réalisations pernicieuses d’autres pour accumuler du capital jusqu’à en jeter non plus par la fenêtre, mais dans l’espace.

Elon Musk's Tesla Roadster
Elon Musk’s Tesla Roadster
Référence
Cardon, D. (2019). Les origines hippies de la culture numérique. In Culture numérique (p. 46‑55). Presses de Sciences Po; Cairn.info. https://www.cairn.info/culture-numerique–9782724623659-p-46.htm
O’Grady, S. (2015). The software paradox (First edition). O’Reilly Media Inc.

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