Je lis des romans pour me changer les idées et voilà t’il pas que des romanciers des siècles derniers me rappellent en passant la dure réalité économique dans laquelle nous vivons touxtes – le capitalisme – et l’un de ses mécanismes centraux: l’accumulation de capital. Petit tour non exhaustif du phénomène que l’on retrouve du XIXe siècle jusqu’à celui-ci, de la Russie féodale à l’Espagne en guerre civile.
D’abord Gogol dont l’œuvre au titre intriguant (Les âmes mortes) décrit les pérégrinations et rencontres du protagoniste Pavel Ivanovitch Tchitchikov qui parcourt la Russie des années 1820 afin de s’enrichir de façon malhonnête. Il achète les certificats des serfs morts auprès des propriétaires fonciers pour faire gonfler la valeur d’un terrain qu’il mettra ensuite en vente. Les aventures de cet escroc servent surtout à faire le portrait des humains russes. Dans le Chant XVI, Le fou et le sage dans les steppes, p. 373, il mène cette conversation avec l’un de ses interlocuteurs:
– On admire la sagesse divine à propos d’un scarabée; je m’étonne davantage qu’un simple mortel puisse manier des sommes aussi considérables. Permettez-moi de me renseigner sur un fait: il va sans dire qu’au début cette fortune n’a pas été acquise sans péché?
– D’une façon irréprochable et par les moyens les plus honnêtes.
– Je ne le crois pas! C’est impossible! Des milliers de roubles, passe encore; mais des millions! …
– Au contraire, il est difficile de gagner des milliers de roubles honnêtement, tandis que les millions s’entassent sans peine. un millionnaire n’a pas besoin de recourir à des voies tortueuses; il n’a qu’à marcher droit devant lui et à ramasser ce qu’il rencontre: les autres n’auront pas la force de le faire; donc pas de concurrents! Le champ d’action est immense, vous dis-je; tout ce qu’il attrape, c’est le double ou le triple de son avoir. Mais que gagne-t-on sur mille roubles? Dix, vingt pour cent.
Tchitchikov exprime l’opinion que l’on peut devenir un peu riche de façon honnête, mais que l’intégrité personnelle n’est plus possible passé une certaine accumulation d’argent*. Son interlocuteur le corrige dans une expression simple et douce qui tempère avec la dure réalité.
Piotr Botlevski, Tchitchikov (Чичиков), Domaine public, Lien
Moins que rien
Avant de traiter de front cette dure réalité, passons au second extrait issu du roman Le Trésor de la Sierra Madre (1927) de l’auteur allemand B. Traven. Le livre débute sur l’un de ses protagonistes, Dobbs, qui réfléchit sur un banc:
Die Gedanken, die Dobbs beschäftigten, waren dieselben, die so viel Menschen beschäftigten. Es war die Frage: Wie komme ich zu Geld? Wenn man schon etwas Geld hat, dann ist es leichter, zu Geld zu kommen, weil man etwas anlegen kann. Wenn man aber gar nichts besitzt, dann hat es seine Schwierigkeiten, diese Frage zur Zufriedenheit zu lösen.
Dobbs hatte nichts. Man darf ruhig sagen, er hatte weniger als nichts, weil er nicht einmal ganz und vollständige Kleidung hatte, die unter beschränkten Verhältnissen als ein bescheidenes Anfangskapital angesehen werden darf.
Aber wer arbeiten will, der findet Arbeit. Nur darf man nicht gerade zu dem kommen, der diesen Satz spricht; denn der hat keine Arbeit zu vergeben, und der weiss auch niemand zu nennen, der einen Arbeiter sucht. Darum gebraucht er ja gerade diesen Satz, um zu beweisen, wie wenig er von der Welt kennt.
Ce que Deepl traduit ainsi:
Les pensées qui préoccupaient Dobbs étaient les mêmes que celles de tant de personnes. C’était la question : comment puis-je avoir de l’argent ? Si l’on a déjà un peu d’argent, il est plus facile d’en obtenir, car on peut en placer. Mais si l’on ne possède rien, il est difficile de trouver une solution satisfaisante à cette question.
Dobbs n’avait rien. On peut dire sans crainte qu’il avait moins que rien, car il n’avait même pas de vêtements complets, ce qui, dans des conditions limitées, peut être considéré comme un modeste capital de départ.
Mais celui qui veut travailler trouve du travail. Seulement, il ne faut pas venir demander à celui qui prononce cette phrase, car il n’a pas de travail à offrir et il ne sait pas non plus désigner quelqu’un qui cherche un travailleur. C’est justement pour cela qu’il utilise cette phrase, pour prouver combien il connaît peu le monde.
Dans cet extrait on ne parle pas de milliers et de millions d’argent, mais plutôt de rien. Ou plutôt moins que rien: même pas des habits complets. Peut-on partir de rien? Pour un romancier oui visiblement, puisque B. Traven démarre ainsi son roman. Pour un humain, n’avoir aucune possession, c’est assez courant. Il y en avait tellement au XIXe siècle que l’ensemble de ces individus étaient appelés des Lumpenproletariat, des « prolétaires en haillons ». Ces gens ne possédaient même pas de fringues. On peut dire grossièrement qu’avec des habits neufs ou en haillons, le·a prolétaire garde cette caractéristique de ne posséder aucun bien matériel (un terrain, un champ, des animaux, des machines, un logement). Le·a prolétaire ne possède que sa force de travail: son corps et ses muscles qui peuvent porter des choses, tenir une bêche et faire les vendanges. C’est tout. Ainsi les prolétaires ne peuvent que vendre leur force de travail et devenir salarié·es. On pourrait imaginer ainsi qu’à force de travail (pour d’autres), le·a prolétaire parviendrait à accumuler un peu de capital? Que nenni: la valeur qu’iel produit est récupérée par son patron. Ce dernier la paie juste ce qu’il faut pour qu’iel survive (càd qu’iel renouvelle sa force de travail) et garde la plus-value pour lui. Il est impossible de sortir de sa condition de prolétaire salarié·e. Il est facile de se faire expliquer le contraire. C’est ce qu’illustre finement le dernier paragraphe cité.
Un mécanisme universel
L’impossible situation dans laquelle se situent Dobbs et les prolétaires est une face du même phénomène que celui décrit par l’interlocuteur de Tchitchikov: plus on a accumulé de capital, plus il est aisé d’être honnête. C’est la magie de l’économie capitaliste: pendant que le milliardaire dort, ses milliards travaillent. Karl Marx et son acolyte Engels ont su décrire avec rigueur ce mécanisme. D’autres économistes et sociologues ont après eux actualisé les connaissances sur ce mécanismes qui se déploient selon des modes différents selon la technologie et la culture du lieu. Partout et toujours sous un mode de production capitaliste un capitaliste accumule du capital. Ce capital « travaille » pour lui de trois façons:
- Sous forme d’intérêt lorsqu’il le prête (à une banque ou un particulier),
- Sous forme de plus-value lorsqu’il exploite des ressources humaines, et
- Sous forme de d’usufruit lorsqu’il acquiert de la terre et revend les biens qu’elle produit.
Le milliardaire n’a rien à faire pour s’enrichir. Ses intentions et son éthique personnelle ne comptent pas. C’est dans le mode de production et d’échange capitaliste que réside son « mérite ». Que l’on parle russe ou espagnol, que ce soit en ville ou dans les champs, que le capital prenne forme de roubles, pesos ou francs suisses, que ce soit en 1820 ou 2023, le mécanisme est le même.
En conséquence
Le self-made man est un charlatan qui se ment à lui-même et aux autres.
Le rêve américain est un cauchemar.
Ce qui nous fait conclure avec Rousseau et cette citoyenne:
Et gueuler en cœur avec Lemmy Kilmister:
* que valent des milliers et millions de roubles russes des années 1820 aujourd’hui, je n’en sais rien. Cela ne gène pas la démonstration.